16 de marzo de 2007

Maxence


(...)

Maxence avait l' état d' esprit qu' il faut pour aborder le Sahara. Il était assez fort pour se laisser forger sur cette terrible enclume, comme l'épée tenue à bout de pinces, auprès du feu jaillissant droit sous la poussée du vent brûlant. Il ne tenait plus qu' à vivre immensément, dans ce brasier ouvert. La France était morte en lui.

Chaque mois, pourtant, un rapide courrier venait jeter à l'exilé des lambeaux déchirés de sa patrie. Il les rejetait avec ennui, puis se replongeait avec une joie sauvage dans sa solitude, -craignant une faiblesse peut-être, ou au contraire, se trouvant trop fort déjà pour accueillir de l'amitié, de la tendresse.

Un jour, une carte lui parvint, qu' il lut avec un plaisir étonné et de l'inquiétude. C'était une image de la vierge en pleurs de La Salette, et au verso, il y avait ces simples lignes : "Maxence, nous avons prié pour toi du haut de la sainte montagne. Il me semble qu' elle pleure sur toi, cette Vierge si belle, et qu'elle te veut. Ne l'écouteras-tu point ? Ton frère et ton ami, Pierre-Marie." Pour la première fois, Maxence eut la perception qu' une brise de tendresse lui venait des Gaules lointaines. Il ne croyait nullement à la prière, et pourtant il lui semblait que celui-là l'aimait mieux que les autres, qui priait pour lui, -que seul, celui-là l'aimait. Oui, celui-là était vraiment son frère, ce Pierre-Marie. Cette face blanche qu'il revoyait, avec ses joues transparentes, sa barbe rare et mal venue, ses yeux tranquilles et sûrs, cette face blanche inclinée sur l'épaule fragile, était vraiment la face de son ami.

Ainsi la question posée par Pierre-Marie, Maxence ne la pose pas. Et si, d'aventure, il la posait, quel soutien trouverait-il en ce désert? Point de livres, pour stimuler l'esprit, point d'églises pour aider le coeur. Pas le moindre vieux vitrail. Pas la moindre fumée d' encens. Maxence tâte l'ombre de ses mains, il ne trouve rien, il est véritablement seul, dans la nuit où nul rebord ne vient secourir sa défaillance.Vaine, selon toute apparence, a été l'apparition de la vierge en pleurs, au début de ses routes dans le désert. Vaine, cette salutation étrange de celle qui est couronnée et ceinturée de roses. Vaine, cette salutation de la rose au chardon. Mais il reste la séparation d'avec les hommes, et l'action déroulée dans le secret, et cet universel délaissement lui-même. Il reste que la vie de Maxence ne se déroule pas dans le plan ordinaire, qu'il prend du recul, qu' il est au bout de la terre et au bout de la vie, qu'il est à l'extrême limite de la vie, là où l'on marche tout auprès de l'éternité, où l'on peut y trébucher, là où les soucis sont hauts, là où les sophismes des hommes ne jouent plus, parce qu'il faut vivre, -ou mourir, -là enfin où l'on devient sérieux, où l'on devient homme.

(…)

Comme il rentrait sous sa tente, brusquement il songea à son ami Pierre-Marie et l'image de cette vierge en pleurs lui apparut, qu'il avait reçue jadis et que le vent du désert avait emportée loin de lui. Il ressentait une douleur affreuse, une douleur qu'il ne connaissait pas. Ce coeur, depuis toujours voué au remords, apprenait une souffrance nouvelle, -souffrance mystérieuse, indicible, où, dans un unique sanglot, la terre et le ciel étaient mêlés. Maxence avait beaucoup pleuré sur lui-même. Mais voici qu'en ce jour, son regard ne pouvait se détourner de la dame très lointaine que les péchés des hommes faisaient pleurer.

(...)

Voyage du Centurion
Ernest Psichari

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